Il en aura fallu du temps au commun des mortels pour percevoir le génie rare de Thelonious Monk. Une charmante aberration, un acrobate mélodique, un pianiste spasmodique, dont l’idiosyncrasie irrévérencieuse ne provoqua que mépris et scepticisme durant de longues années. Une incompréhension populaire carabinée, et ce, malgré un jeu inventif à la virtuosité – sensiblement désaxée – évidente, et une influence indéniable sur l’émergence du be bop. Un précurseur trop singulier pour son propre bien – Thelonious Monk joue faux pour viser juste – une délicieuse anomalie qui devra s’armer de patience avant de voir pointer le succès.
Infusé à la musique – partie intégrante de son éducation – dès l’enfance par des parents mordus de piano, imbibé de névroses par un papa pas tout à fait comme les autres – qui finira par être interné – Thelonious Monk, à peine sorti de l’adolescence, s’imprègne de la théâtralité des tournées évangélistes, avant d’investir les piano bars plus ou moins miteux de la grande pomme. Très vite, il se coltine une réputation de félé lunaire. Pourtant, pas besoin de prêter l’oreille bien longuement aux élucubrations musicales du bonhomme pour constater que les psychoses qui les parcourent sont parfaitement contrôlées.
Alors lorsqu’au tout début des sixties, Columbia Records, label majeur de l’époque, approche Monk, jusque là cantonné à un infime succès d’estime et une sévère indigence, cela sonne comme une belle revanche pour cet artiste longtemps incompris. La roue tourne enfin, et le voilà qui enregistre Monk’s Dream assisté de ses musiciens fétiches – Charlie Rouse au saxo, John Ore à la contrebasse, et Frankie Dunlop à la batterie – sous la houlette de Teo Macero, producteur émérite des Kind Of Blue et Bitches Brew d’un certain Miles Davis. Une tracklist composée exclusivement de titres originaux, déjà enregistrés ou interprétés sur scène – à l’exception de Bright Mississipi, seul inédit de l’album – totalement revisités avec la maestria loufoque et dissonante du monsieur. Monk’s Dream est comme sur la brèche, à la fois intense et lancinant, étrangement angulaire par moment – Bolivar Blues – dynamique, enjoué, imprévisible même : de l’ensemble, joliment déroutant, émane une spontanéité et une sincérité désarmantes. L’équilibriste trouve enfin son public, et devient, le 28 février 1964, le troisième, et l’un des six seuls jazzmen à avoir fait la couverture de Time Magazine, l’hebdomadaire américain le plus lu à l’époque. The Mad Monk entre dans la légende.
Masterisée à partir des bandes maîtresses originales – du master analogique 1/4″ / 15 IPS vers DSD 256 – et strictement limitée à 3 000 exemplaires numérotés, l’édition SACD hybride Mobile Fidelity de Monk’s Dream dépose les armes devant un pianiste exceptionnel, ici à son firmament. Une personnalité atypique et visionnaire, probablement aussi inspirante que déconcertante pour ses contemporains.
TRACKLIST
- Monk's Dream
- Body and Soul
- Bright Mississippi
- Five Spot Blues
- Bolivar Blues
- Just a Gigolo
- Bye-Ya
- Sweet and Lovely